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« Ce rapport intervient à un moment crucial » : Au Maroc, trente ans de moratoire sur les exécutions

À l'occasion des 30 ans de moratoire sur les exécutions au Maroc, la publication du rapport de mission d'enquête sur la situation de la peine de mort met en lumière les défis persistants et les avancées réalisées. Dans cette interview croisée, Me. Abderrahim Jamai, coordinateur de la Coalition marocaine contre la peine de mort et M. Abdellah Mouseddad, Secrétaire général de l’Observatoire marocain des prisons (OMP), partenaires d'ECPM au Maroc, nous livrent leur analyse sur la réalité carcérale marocaine et les perspectives d'abolition de la peine de mort.
À gauche, Me. Abderrahim Jamai, coordinateur de la Coalition marocaine contre la peine de mort, à droite, M. Abdellah Mouseddad, Secrétaire général de l’Observatoire marocain des prisons (OMP)

Après 30 ans de moratoire et une diminution du nombre de condamnations à mort, que peut-on espérer concernant l’abolition de la peine capitale au Maroc ?

Me. Jamaï : Au cours des deux dernières décennies, des progrès ont été réalisés, en grande partie grâce à la volonté politique, comme en témoigne l’absence d’exécution depuis 1993. Le débat sociétal se poursuit entre différentes sensibilité citoyennes et politiques, notamment en ce qui concerne les revendications pour une évolution avancée de la politique pénale sur la philosophie de la peine.

Deux projets de loi très attendus depuis plus de dix ans, ceux du code pénal et du code de procédure pénale, vont façonner l’avenir du pays. Nous espérons vivement une diminution significative du nombre de peines prononcées. C’est l’espoir, la volonté et la détermination des ONG et de tous les acteurs abolitionnistes qui prévaudront dans un avenir proche. D’ailleurs, à mesure que la tendance universelle à l’abolition se confirme, au Maroc, les abolitionnistes gagnent du terrain…

M. Mouseddad : Nous ne pouvons que nous réjouir des progrès accomplis dans la lutte menée par les abolitionnistes au sein du mouvement des droits humains au Maroc. Cependant, la lutte pour l’abolition de la peine de mort, tant en pratique qu’en droit, doit se poursuivre. Cette lutte vise à modifier les rapports de force en faveur de la réalisation de plusieurs objectifs cruciaux : la ratification du Deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la ratification du Statut de Rome de la Cour pénale internationale et l’adoption d’un code pénal dépourvu de peine de mort.

Ces avancées sont essentielles pour consolider les acquis réalisés et faire progresser la cause de l’abolition de la peine de mort au Maroc.

Quelles sont les différentes difficultés auxquelles se heurte le combat de l’abolition de la peine de mort au Maroc ?

Me. Jamaï : Le combat des abolitionnistes se déroule dans un contexte influencé par les mentalités, l’agenda politique, le niveau de criminalité tant au niveau national qu’international. L’efficacité des actions de sensibilisation et de communication, et des moyens utilisés pour plaider en faveur de l’abolition, de la part des ONG, des partis politiques et des intellectuels, permet d’infléchir les positionnements.

Malheureusement, nous constatons au sein de certains partis politiques un écart entre la volonté affichée d’abolir la peine de mort et les actions concrètes notamment dans les agendas et les programmes. Cette situation donne l’impression que les abolitionnistes se retrouvent isolés et démunis, privés du soutien des forces politiques et démocratiques actives dans la société.

M. Mouseddad : Les défis rencontrés dans le combat pour l’abolition de la peine de mort sont de diverses natures :

  • Le défi politique qui se mesure en analysant les manifestations de la volonté politique des décideurs et des institutions gouvernementales. Or, actuellement la faible implication des partis politiques qui sont en faveur de l’abolition limite la capacité à influencer les politiques et les législations.
  • Le défi socioculturel alimenté par le système éducatif, le taux d’analphabétisme et l’influence de courants religieux qui peuvent parfois soutenir le maintien de la peine de mort.

Ces obstacles complexes nécessitent une approche stratégique et multidimensionnelle pour surmonter les résistances et progresser vers l’abolition de la peine de mort.

Quels sont les éléments clés du rapport selon vous ?

Me. Jamaï : Ce rapport intervient à un moment crucial puisque le Maroc préside le Conseil des Droits de l’Homme en 2024 et que le vote de la Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies appelant à un moratoire universel sur l’application de la peine de mort est prévu  en décembre 2024. De plus, le débat sur la réforme du Code de procédure pénale devrait également se dérouler lors de la prochaine session parlementaire.

Infographie – la peine de mort au Maroc (2023)

C’est pourquoi ce rapport constituera un outil essentiel étayant notre plaidoyer et présentant une vue d’ensemble du contexte favorable à l’abolition au Maroc. Il aborde l’histoire de la peine de mort au Maroc, le statut juridique et judiciaire de la peine, la place du droit à la vie dans la politique pénale, le comportement des acteurs de la justice (magistrats et avocats) et leur contribution au sort des personnes menacées par la peine de mort. Enfin, le rapport rappelle le travail accompli et les propositions des acteurs abolitionnistes et des ONG pour accompagner le Maroc vers l’abolition de cette peine.

Que pouvez-vous nous dire de l’état actuel des conditions de détention des personnes condamnées à mort au sein des prisons marocaines ?

Me. Jamaï : Les visites des personnes condamnées à mort se poursuivent de la part de l’OMP, de la Coalition, et de ses partenaires. Dans l’ensemble, nous constatons que la situation ne se détériore pas de manière significative, mais elle reste difficile, comme c’est souvent le cas en milieu carcéral. Les condamnés à mort font face à des difficultés psychosociales importantes.

Le manque de liens familiaux, l’organisation insuffisante des visites des avocats et des ONG, ainsi que le manque de suivi par des spécialistes tout au long de l’incarcération sont des problèmes récurrents. De plus, la menace perpétuelle de l’exécution exerce une pression considérable sur les individus condamnés à mort, même si son application dans notre contexte est presque impensable.

Il est désormais temps de repenser la manière dont les détenus condamnés à mort sont pris en charge. Devrions-nous envisager la création de centres spécifiques ouverts pour eux, ou au contraire les intégrer avec les autres détenus afin qu’ils se sentent davantage en société et leur ôter le sentiment de déshumanisation les poussant à se considérer comme des individus dangereux et exclus ? Une réflexion collective impliquant tous les acteurs concernés sur ces propositions est nécessaire pour trouver des réponses adaptées à cette situation complexe.

M. Mouseddad : J’ajouterais que l’état actuel des conditions d’incarcération des personnes condamnées à mort présente à la fois des similitudes avec l’ensemble de la population carcérale et des caractéristiques distinctives. Comme pour l’ensemble des détenus, les personnes condamnées à mort sont confrontées à des défis communs tels que la surpopulation carcérale et les conditions de vie difficiles. Les conditions de détention varient moins selon la peine que selon une nouvelle classification des personnes détenues, peu transparente et qui n’est pas inscrite dans la réglementation. Elle les distingue en plusieurs catégories selon leur degré de dangerosité, qui serait lié à la nature de leur crime et leur comportement. Cela a des implications sur les conditions de détention des personnes considérées comme particulièrement dangereuses, dont celles condamnées pour des actes de terrorisme : elles ont un accès limité à nombre de droits, comme la promenade et les activités de réinsertion ; leurs conditions d’hébergement sont plus éprouvantes et un isolement accru leur est imposé (aucun contact avec les autres détenus, modalités de visite restreintes).  L’application de ce classement aux détenus condamnés à mort, indépendamment de la longueur de leur peine, apparaît excessif en accroissant le sentiment d’isolement et les vulnérabilités psychologiques auxquels ce groupe de personnes détenues fait particulièrement face.

Communiqué de presse
avril 2024
Rabat, le 23 avril 2024. Les acteurs du mouvement abolitionniste marocain appellent l’Etat marocain à…